A l’occasion du 50ème anniversaire du recueil « The Fall of America : Poems of these States 1965-1971 » d’Allen Ginsberg, un collectif d’artistes réunissant notamment Thurston Moore, Bill Frisell, Andrew Bird et Yo La Tengo a publié le 5 février un album tribute grandiose qui propose des réinterprétations musicales des poèmes du mystique de la Beat Generation. Pour rendre hommage à notre tour à cet auteur et plus largement au mouvement artistique qui a voulu inscrire dans la chair des mots l’esprit du jazz et du blues, on a voulu présenter les dignes héritières (le féminin, ici, l’emporte sur le masculin) de cette ambition musico-littéraire : celles-là même qui se réclament du « spoken word ».
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“« I want to be considered a jazz poet blowing a long blues in an afternoon jam session on Sunday. » ”
C’est en ces termes que Jack Kerouac résumait son ambition littéraire dans sa préface au recueil Mexico City Blues. Tailler jusque dans les mots la vitalité et l’énergie du jazz, c’était aussi plus largement le mot d’ordre du mouvement de la Beat Generation. William Burroughs, Allen Ginsberg, Jack Kerouac, Neal Cassidy, Timothy Leary… Toute cette constellation de poètes américains a porté haut l’exigence de musicaliser les mots et a initié un mouvement artistique qui connaît aujourd’hui un développement sans précédent : le « spoken worden ».
On pourrait être tenté de le définir comme une passerelle entre le hip-hop et le slam : une sorte de hip-hop plus récité ou de slam plus inspiré. Mais en vérité, le Spoken Word reste sans définition. Il est autant poésie brute que musique brute. Un condensé d’expérimentations sonores authentiques qui se revendiquent peut-être moins aujourd’hui de la Beat Generation – plutôt blanche bourgeoise déclassée – que de son parent oublié, le Harlem Renaissance, et du Civil Rights Movement. En effet, c’est bien dans l’oralité des cultures africaines et afro-américaines que puise le Spoken Word aujourd’hui. D’un jeu principalement littéraire, il est vite devenu un terreau politique de premier ordre où la poésie se dit avec les tripes et en symbiose avec le rythme.
Outre les poèmes lus par Ginsberg, Kerouac ou Burroughs, on compte ainsi parmi les premières grandes œuvres du spoken word les iconiques « The Revolution Will Not Be Televised » de Gil-Scott Heron, le traumatisant « The Return To Innocence Lost » de The Roots ou « When The Revolution Comes » de The Last Poets. En France, on associe parfois les album-histoire de Serge Gainsbourg ou les expérimentations vocales inclassables de Brigitte Fontaine dans la catégorie du Spoken Word. Mais cette scène aujourd’hui est plus vivante que jamais – en particulier aux États-Unis mais aussi en Afrique du Sud, en Angleterre, au Zimbabwe, au Nigéria, … – et elle est résolument conduite par des poétesses géniales, politisées et en bonne voie pour révolutionner la scène musico-littéraire du 21ème siècle.
Voici donc sans plus tarder notre petit florilège des plus grandes représentantes actuelles du Spoken Word :
Moor Mother
On vous en parlait à l’occasion de la sortie de son dernier album avec billy woods ; Moor Mother – ou Camae Ayawa de son vrai nom – est une poétesse (prétresse diraient certains) et militante originaire de Philadelphie. Adepte de l’abstraction bruitiste, elle est sans doute la représentante majeure d’une sorte de Spoken Word free-jazz afrofuturiste (rien que ça).
Kate Tempest
Originaire d’Angleterre, Kate Tempest n’en est pas à son coup d’essai. Elle est une figure majeure de la scène poétique anglophone. Elle a ainsi été récompensé en 2013 par le prestigieux prix Ted Hughes pour son recueil de poème Brand New Ancients. Elle a récemment changé de nom pour Kae Tempest avant d’annoncer publiquement sa non-binarité. Attention, Kae Tempest c’est un choc auditif, du rythme et des mots qui taillent dans le réel et qui brûlent d’un feu de rage.
Shell Spin
Paru le 18 janvier 2021, Incenses in The Hood est le premier projet musical de Shell Spin. L’album est conçu comme une exploration dans les vertus thérapeutiques de la musique. Des poèmes pour soigner l’âme, comprendre le monde et se transformer : telle est l’ambition de cette véritable mystique.
Nicotine
Elle n’a jusqu’à présent qu’un EP à son actif, An Open Letter, 7 titres incisifs, à cœur ouvert, racontant l’histoire personnelle de cette afro-latino originaire de Houston. Les titres à proprement parler « spoken word » sont ceux qui ouvrent et concluent l’EP. Le reste est une déclinaison de son univers, qui emprunte aussi bien à la soul qu’au R&B, au hip-hop ou à la funk. Et c’est un régal.
Sol Galeano
Musicienne d’origine hondurienne, Sol Galeano a grandi à la Nouvelle-Orléans. Le grain si particulier de sa voix se déploie sur des instrus souvent minimalistes qui tirent des éléments de jazz, hip-hop, électro ou indé. On est proche du hip-hop alternatif, mais avec ce quelque chose de plus mélodieux, de plus vital peut-être qui font l’essence du spoken word.
Auguste Bergot
Last news
Pour son second album en 2025, le guitariste, multi-instrumentiste et producteur japonais Takuro Okada signe un hommage à ses influences, de Sun Ra au saxophoniste norvégien Jan Garbarek (avec une reprise de son Nefertiti), en passant par la scène jazz fusion japonaise ou encore Flying Lotus. Ce type d’exercice, souvent raté chez d’autres, est ici parfaitement orchestré : chaque morceau dialogue avec le suivant, tissant un ensemble cohérent qui nous captive, parfois au bord de l’hypnose… comme ces cercles aux centres différents mais si proches de la pochette.
Au début, les jazzmen offraient aux producteurs hip-hop la matière première idéale pour leurs instrus. Mais aujourd’hui, la boucle s’inverse : ce sont de jeunes groupes qui se laissent imprégner par l’héritage de Madlib ou J Dilla. Symbole de cette mouvance, le quintet polonais Omasta façonne avec Jazz Report from the Hood un jazz-funk live jouissif, aux rythmes enfumés, prêt à être samplé et découpé dans une MPC. Une preuve que les B-boys et les amateurs de blue note n’ont jamais été aussi proches!