William Parker

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Migration of Silence Into and Out of The Tone World [Volumes 1–10] (Aum Fidelity)

« Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme, ce sera moi » écrivait Rousseau il y a quelques siècles en ouverture de ses Confessions. Et l’Américain William Parker aurait très bien pu reprendre ces mots à son compte pour présenter ce projet pharaonique: dix disques regroupés sous le titre Migration of Silence Into and Out of The Tone World. Rien que ça.

Figure culte du jazz new-yorkais, le contrebassiste a pris deux ans pour composer et enregistrer ces dix heures de musique(s) incroyablement inspirantes et inspirées. Sur le modèle du célèbre « Book of Angels » de John Zorn, il a décidé de confier ses scénarios de sons à une constellation d’interprètes proches de sa galaxie - on n’est donc pas étonnés de retrouver son complice de (presque) toujours, le batteur Hamid Drake (sur les disques 3 et 5). À chaque album, une configuration et même une esthétique différentes: on passe du solo (la pianiste Eri Yamamoto sur le disque 2 ou la chanteuse Lisa Sokolov sur le disque 7) aux orchestres de chambre (le tome 1, « Blue Limelight » ) en passant par les trios, quarts, quintets et autres formules jazz et assimilé. 

Tout se passe comme si William Parker savait jouer de tout ce qui pouvait se souffler sur la planète. Logique tant ce disque propose un véritable voyage autour du globe

Parfois, le chef d’orchestre-show-runner-metteur-en-scène vient porter main forte à ses protégés, en tant qu’homme à tout faire: tour à tour au cornet, à la basse, à la fumera (flûte slovaque), au duduk (flûte arménienne), au guembri, au balafon, au grilla (hautbois catalan), au shakuhachi (flûte japonaise), au khên (orgue à bouche thaïlandais)… Tout se passe comme si William Parker savait jouer de tout ce qui pouvait se souffler sur la planète. Logique tant ce disque propose un véritable voyage autour du globe, des Etats-Unis (« Harlem Speaks ») en Egypte (« Cheops ») en passant par le Mexique (« Mexico »).

Mais ce n’est pas tout : Migration of Silence Into and Out of The Tone World est aussi un recueil de poésies (écrites par Parker lui-même), un manifeste politique (le tome 10 dédié aux Native Americans), une déclaration d’amour au cinéma italien (le disque 8 et ses pièces adressées à Antonioni, Pasolini ou Fellini), une série d’hommages à de grands disparus, de Cecil Taylor à James Baldwin en passant par Malachi Favors, un recueil de Great Black Music, un condensé des musiques traditionnelles, un laboratoire free jazz, une messe pour temps présent, une anthologie de musique contemporaine, une suite de pièces très courtes (certaines ne dépassent pas la centaine de secondes) mais aussi de séquences au long cours (parfois plus de vingt minutes), une galerie de chanteuses étonnantes (presque tous les disques donnent de la voix). 

On sent qu’il nous faudra des semaines et des semaines pour arpenter tous les recoins de cette oeuvre-monde en dix mouvements

En 91 pistes, William Parker étale sa science de la composition avec la classe du maître ceinture noire 15e dan. C’est épatant, émouvant, édifiant. En un mot: impressionnant. Ça rappelle la mélancolie d’Abdullah Ibrahim, la liberté de l’Art Ensemble of Chicago ou le multi-culturalisme du Codona de Don Cherry. C’est plus de choses encore tant on sent qu’il nous faudra des semaines et des semaines pour arpenter tous les recoins de cette oeuvre-monde en dix mouvements. Sans même parler de ses 594 minutes de musique toutes aussi osées que tourneboulantes, Migration of Silence Into and Out of The Tone donne envie de partir à la découverte de tous les noms qui figurent à son générique - mention spéciale du jury pour la révélation vocale du projet, Raina Sokolov-Gonzalez

D’ailleurs, le New-Yorkais de 69 ans le précise bien à la fin du livret: ce n’est pas sa musique mais la musique de tous ceux qui ont participé aux enregistrements « Compositions like children once born take on a life of their own » (les compositions sont comme des enfants qui, après leur naissance, gagnent leur autonomie propre). Heureux père de famille nombreuse, William Parker peut être fier de ses 91 bambins. Ils sont beaux comme des camions, des coeurs, des astres et tout autre objet terrestre ou céleste apte à provoquer l’admiration infinie.

Mathieu

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