[DOSSIER] Quand un petit label portugais devient un empire du free

Il existe des labels qui vous façonnent les oreilles et possèdent cet incroyable pouvoir de construire un monde musical. C’est le cas du label portugais Clean Feed Records, qui, en accueillant les plus talentueux artistes français, norvégiens, allemands, hollandais, américains de ces 20 dernières années a composé un pan entier des musiques improvisées et du jazz mondial. 

Un anniversaire, encore plus celui de ses 20 ans, ça se fête toujours. Ici, on adore les fêter en terrasse, entre amis, un verre dans chaque main mais on devra repasser pour ce type de celebration. Et comme on fait rarement dans les bilans et les classements au Grigri - d’ailleurs on oserait à peine essayer avec le label portugais car il faudrait commencer par écouter les 600 albums sortis en 20 ans de métier passionné - pour parler de Clean Feed, on a fait comme d’habitude : au coup de cœur. Bonne nouvelle pour vous, on a facilement tendance à tomber amoureux, alors, on va vous parler d’une vingtaine d’albums qui nous auront remué les tripes, les oreilles et le coeur. Chaque clic pour découvrir l’univers Clean Feed vous rapprochera du bonheur, promis.

Un bandeau rouge du plus bel effet.

Un bandeau rouge du plus bel effet.

CleanFeed ❤️ France

Tout en discrétion, sans jamais le clamer haut et fort et à l’instar d’un BMC à Budapest, Clean Feed est devenu un espace de création largement ouvert à la France, terrain de jeu que le monde des musiques improvisées s’est empressé de fouler. De nombreux artistes y ont ainsi enregistré, de Mathieu Donarier à Louis Sclavis, en passant par Joelle Léandre et Bruno Chevillon. Et parmi ces disques, certains nous ont provoqué de folles sensations comme l’impressionnant « Les Deux Versants Se Regardent » du White Desert Orchestra d’Eve Risser, le soyeux « Spots on Stripes » de Benoit Delbecq ou le ténébreux (et tout récent) “Nocturnes” de Dominique Pifarély. Et puis, il y a le superbe « Lignes de Crête » où le clarinettiste Jean-Brice Godet et ses compères Sylvain Darrifourcq et Pascal Niggenkemper improvisent et dessinent un paysage de chaos, en tension, escarpé et abrupt à base de silences assourdissants et de cliquetis incessants. C’est aussi beau que c’est particulier, mais c’est beau parce que c’est aussi particulier.


CleanFeed joue à domicile

Certains artistes jouent ici à domicile et ont la chance de disposer avec Clean Feed d’un outil d’accompagnement, de développement et de visibilité qui essaime au-delà de la scène expérimentale portugaise. Le label situé à Parede, à quelques encablures de Lisbonne, offre au monde un catalogue ouvert à des artistes tels que Luis Lopes, Sei Miguel ou Hugo Carvalhais qui comptent parmi la crème de la crème des musiques improvisées portugaises. Et parmi ces artistes locaux révélés par Clean Feed, quelques albums de cœur : l’intense “Azul In Ljubljana” de Carlos Bica, le culte “All The Rivers” de Susana Santos Silva ou encore l’énervé “Black Bombaim & Peter Brotzmann” sorti chez le label cousin Shpuuma.

Et, dans notre panthéon personnel, vient se nicher le captivant “Tentos – Invenções e Encantamentos” (sorti lui aussi chez Shpuuma) de Luís José Martins, un solo de guitare dont l’écho résonne autant avec le « tento », une forme de musique ancienne ibérique de la Renaissance qu’avec des « musiques actuelles » faites de boucles et de transe. On est aussi tombé en amour du très rythmé “Canícula Rosa” du trio The Selva où l’instrumentation (violoncelle, contrebasse, batterie) participe d’une musique qui a fait le choix de ne pas choisir entre jazz, rock, folk revisitée et improvisation libre mais à l’équilibre toujours remarquable (et remarqué). 


CleanFeed speaks english too

CleanFeed a aussi été l’endroit d’expression de nombreux artistes américains et anglais, débutant même sa collection transatlantique avec le quartet de Gerry Hemingway ou l’octet de Paul Dunmall, des figures du jazz et des musiques improvisées aux US et en Grande-Bretagne. Parmi la légion de musiciens américains (Steve Lehman, Anthony Braxton, William Parker, etc) et anglais (Evan Parker, Julian Argueles, etc ) qui auront peuplé les bacs à disque de Clean Feed ces 20 dernières années, on en retiendra quelques-uns nous ont touché « droit au cœur » (comme on dit à Marseille) : le trip cosmique du « Chicago/Sao Paulo Underground » featuring Pharoah Sanders, l’exalté “Trio Exaltation” de Marty Ehrlich ou encore le très cinématique “In the West” de Max Johnson. Le “Leaps in Leicester” où le duo Alexander Hawkins (piano) et Evan Parker (saxophone) traverse la ville des Midlands anglais en totale improvisation nous a aussi touché. Un album dans lequel les 2 “géants” du free cheminent main dans la main, s’emportent, s’exclament, se détendent, chuchotent et inventent à force d’écoute de nouvelles voies à suivre dans les rues de Leicester.

CleanFeed marche sur l’Europe

Point de ralliement d’une scène européenne féconde, fertile et en quête d’espaces à conquérir, Clean Feed a accompagné des dizaines de musiciens et de musiciennes des quatres coins de l’Europe, appuyant son travail sur celui de festivals eux aussi ouverts à l’experimentation : le festival de jazz de Ljubljana en Slovénie pour une série de plusieurs enregistrements ou encore le Zomer Jazz Fiets Tour au Pays Bas pour ne citer qu’eux. Nos crushs ont été nombreux au fil des années, de nos amours nordiques - le puissant “Beyond Us” du nonette Angles 9, à nos flirts italiens - le tout en hommage “Hoodoo Blues” de Roots Magic. Il y a eu nos plaisirs paneuropéens - le poétique “Glédalec” de l’octet de Kaja Draksler, l’énervé “Ahum” de Naked Wolf, le musculeux “Ljubljana” de Mats Gustafsson et Craig Taborn. Et puis, nos crushs allemands - le très à propos “Look with Thine Ears” de Pascal Niggenkemper, et même jusqu’à nos histoires belges - le tout en finesse “ Detour Fish “ du trio De Beren Gieren et Susana Santos Silva.

Et puis au panthéon de nos émotions, le duo de pianos entre Eve Risser et Kaja Draksler “To Pianos”, un tête-à-tête percussif - qu’on aura eu la chance d’apprécier en concert à l’époque - entre improvisation et préparation, harmonie et dissonance, chaos et silences qui offre à l’auditeur l’ambiguïté d’un objet de 59 minutes et pourtant sans fin. Ou l’énergie de “This is Chrome Hill”, ce quartet norvégien qui voyage entre le Delta du Mississippi, les Grandes Plaines américaines ou les Montagnes Rocheuses piochant dans le blues, la folk, l’alt-country, le rock. A la fin, ça n’est “pas vraiment du garage jazz, pas tout à fait du blues psyché ni complètement du rock instrumental” (©️ Auguste) mais quelle fougue…

A 20 ans, on pense en général à faire l’amour (pas la guerre), la fête, à voir le monde et c’est un peu tout ce qu’a deja fait Clean Feed ces dernières années. Nous, de notre côté, on n’a plus 20 ans mais on partage les mêmes désirs. De là à imaginer qu’“ils se marièrerent et eurent beaucoup de disques ensemble”, il n’y a qu’un pas. Mais qu’on est prêt à franchir ici.

Antoine Bos


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Pedro Costa, le fondateur de Clean Feed, très à l’aise à cheval

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