Madlib & Archie Shepp, les destins croisés

Le beatmaker génial et le légendaire saxophoniste viennent, chacun de leur côté, de sortir de nouveaux disques qui tutoient effrontément la perfection. Des points communs, ils en partagent bien d’autres. On s’est donc amusés à comparer ces deux piliers de la Great Black Music pour les pousser, pourquoi pas, à un jour collaborer pour de vrai.

Ceci est un montage. Les esprits les plus affutés auront reconnu la pochette du disque d’Archie Shepp avec Bill Dixon.

Ceci est un montage. Les esprits les plus affutés auront reconnu la pochette du disque d’Archie Shepp avec Bill Dixon.

Quand on a créé le Grigri, on aimait souvent dire que c’était la radio qui pouvait passer de Vincent Courtois au Wu-Tang Clan sans transition. Mais cette formule n’était pas gravée dans le marbre, elle fluctuait selon les jours et les humeurs. Parfois, on déclarait qu’on créait des ponts entre Coltrane et 2Pac. D’autres fois, on parlait d’un fil dardar qui allait direct d’Archie Shepp à Madlib. Et, hasard du calendrier (ou pas), les deux hommes qui constituent notre ADN sortent à quelques jours d’écart des disques qui peuvent sonner tous deux comme des renaissances. 

Épaulé par le pianiste Jason Moran sur Let My People Go, le saxophone d’Archie Shepp n’avait pas été aussi tourneboulant depuis des lustres. Un dialogue intense et spontané qu’il sort sur sa propre structure, Archie Ball, qu’il a co-fondée en 2005.

Soutenu par Kieran Hebden alias Four Tet pour Sound Ancestors, Madlib a sorti le premier vrai projet sous son nom depuis plus de dix ans. Un dialogue inventif et inédit qu’il héberge sur le label qu’il a officialisé en 2010, Madlib Invazion.

En fait, tout se passe comme si les deux Américains avaient bien plus de points communs qu’on voulait bien le croire. Déjà parce qu’ils adorent fonctionner par binôme. Madlib avec les rappeurs Freddie Gibbs, MF Doom ou Talib Kweli. Archie Shepp avec les pianistes Mal Waldron, Horace Parlan ou Siegfried Kessler. Et puis, s’ils sont tous deux célèbres et célébrés pour leur instrument (le sax pour le jazzman, le sampleur pour le producteur), ils aiment donner de la voix de temps à autre. Shepp dans un rôle de bluesman habité rhabille souvent les grands standards; Madlib, sous le pseudo de Quasimoto, rentre dans la peau d’un MC gonflé à l’hélium.

Mais ce n’est pas tout, il existe toute une série de galeries profondes qui rejoignent leurs deux mondes.

Du jazz au hip-hop et vice-versa

Archie Shepp a toujours été le plus hip-hop des jazzmen. Jamais il n’a regardé le rap avec condescendance ; au contraire, il a très vite reconnu une concordance des luttes entre ces deux branches de la Great Black Music. De Public Enemy à Nekfeu en passant par Rocé, Napoleon Maddox ou la toute récente collab avec Raw Poetic & Damu the Fudgemunk, le saxophoniste de Fort Lauderdale a multiplié les rencontres fertiles avec MC & DJ durant son parcours.

Quant à Madlib, c’est clairement le plus jazz des producteurs hip-hop. La dernière fois qu’il avait affiché son nom tout seul sur un disque, c’était pour High Jazz en 2010. Sans parler de son chef-d’œuvre de 2003 Shades of Blue où il réinventait le catalogue Blue Note, l’enfant d’Oxnard passe son temps à sampler du Sun Ra, du Bill Evans, du Lonnie Liston Smith ou du Thelonious Monk. Il s’est même créé un vrai-faux groupe de jazz à lui tout seul, le Yesterdays New Quintet. Le Californien l’a toujours répété, il a « connu le jazz avant de connaître le hip-hop ».

Coltrane et Dilla

Autre ressemblance troublante : Archie Shepp passe son temps à rendre hommage à celui qui lui a (presque) tout appris, à la fois musicalement et spirituellement (et les deux sont intimement liés) : John Coltrane. Leur rencontre, leur collaboration, leur amitié a changé sa vie. Dans Let My People Go, il reprend un titre du Trane, “Wise One”. 13 minutes à couper le souffle. L’alter ego de Madlib, celui auquel il se réfère tout le temps, celui qui est lui aussi parti trop tôt, c’est évidemment le producteur J Dilla. Sound Ancestors le salue sur un titre serré comme le café, “Two For 2 – For Dilla”. Et devinez comment Madlib aimait surnommer son ami de Detroit ? « Le Coltrane du hip-hop ». Pourquoi ? « Parce que tout le monde calquait ses pas sur lui ».

Même dans les titres de leurs nouveaux albums qui n’ont en apparence rien à voir, on peut trouver des concordances. Archie Shepp en appelle à l’Histoire afro-américaine quand il entonne « Let My People Go » (sur “Go Down Moses”) . Madlib fait de même quand il célèbre le Son des Ancêtres. Les deux artistes se plongent dans le passé pour penser le futur. « Ma musique est résolument à l’écoute de son temps » affirmait encore il y a quelques jours le saxophoniste dans les colonnes de L’Humanité.

Gémellité de son et d’esprit

Ces allers-retours, on pourrait multiplier à l’infini : en 1975, Archie Shepp avait sorti un disque baptisé There is a trumpet in my soul. Une formule qui pourrait très bien servir d’autobiographie à Madlib – tout comme le saxophoniste n’aurait pas de mal à choisir le fameux Shades of Blue pour résumer sa vie. Mais sur ce disque en question, il y avait un très séduisant “Down in Brazil” de plus dix minutes de soul auriverde. Et le Brésil, c’est vraiment le pays chouchou de Madlib qui y fait une fois de plus référence dans le très surprenant “One For Quartabê / Right Now” sur Sound Ancestors. Une manière de faire un clin d’œil au groupe brésilien Quartabê. Ah bah, tiens, en 1969, Archie Shepp avait enregistré un “One For The Trane”. Comme par hasard.

On n’attend donc plus qu’une chose : une collaboration Madlib & Archie Shepp pour donner de la chair à cette gémellité de son et d’esprit. En attendant – et on ne sera pas les seuls –, on ne saurait que trop vous conseiller de vous plonger dans Let My People Go et Sound Ancestors, deux grands disques intimistes à leur manière. L’un console, l’autre conforte.

Mathieu